Le chanteur Arno, la chanteuse Axelle Red, le directeur d’opéra Gérard Mortier, le créateur de mode Dries Van Noten. Ils sont tous des Flamands pure souche, dont les noms ne sont pas inconnus à Paris. Des citoyens du monde, artistiquement ouverts et curieux de tout. Mais pourquoi dois-je dès lors me battre à chaque fois, à Paris, contre des présupposés disant que les Flamands sont renfermés sur eux-mêmes, un petit peuple méfiant, avec une préférence affichée pour les images d’extrême droite ? L’extrême droite obtient en effet des scores électoraux aux alentours des 20 %, c’est exact. Mais le score de Jean-Marie Le Pen à l’avant-dernière présidentielle est-il si loin ? Jörg Haider ne vit-il plus en Autriche ? Forza Italia ne signifie-t-elle plus rien en Italie ? Geert Wilders n’atteint-il pas le même score aux Pays-Bas ? Le populisme n’est pas typiquement flamand, c’est un phénomène européen. Les Flamands ne sont pas majoritairement d’extrême droite, mais la majorité d’entre eux entretiennent par contre effectivement un complexe d’infériorité.
Bien que la Belgique existe depuis près de deux cents ans et que les Flamands en forment la majorité numérique, leur langue n’a été acceptée que tout récemment. Durant la Première Guerre mondiale, les soldats flamands du front étaient envoyés à la mort par des officiers francophones dont ils ne comprenaient pas les ordres. Ce traumatisme est toujours présent. Ce n’est que depuis 1919 que les Flamands peuvent utiliser leur propre langue dans l’enseignement universitaire, mais il a fallu quelques décennies avant que le Flamand ne puisse faire carrière dans sa propre langue, dans la fonction publique ou dans la magistrature. Il y a vingt ans, les clients des boutiques de luxe de l’avenue Louise à Bruxelles étaient servis uniquement en français. Mais aujourd’hui, il n’y a presque plus que des clients flamands qui disposent de moyens suffisants pour pouvoir s’offrir des créations d’Armani et de Dior. Pour simple raison de survie économique, le personnel de ces magasins a dû tout récemment apprendre le néerlandais. Le combat flamand n’est pas seulement nationaliste, il est aussi un mouvement d’émancipation sociale. Jusqu’aux années 50, les Flamands étaient les citoyens de seconde zone de ce pays. C’était aussi logique : quasi toute l’économie et le développement provenaient du sud du pays, où étaient concentrés les charbonnages, l’industrie métallurgique et verrière du Borinage qui contribuait à la prospérité belge. La Flandre était alors une terre agricole, morte et exsangue. Des dizaines de milliers de Flamands sont partis, en vélo ou en train, vers la Wallonie pour y travailler en gagnant leur vie à des salaires de misère. C’était le Germinal de Zola, en pire. Au cours des cinquante dernières années, le vent a tourné. L’industrie lourde wallonne n’a pas survécu à la globalisation de l’économie mondiale, et le Borinage est aujourd’hui une des régions les plus pauvres d’Europe, avec des taux de chômage atteignant les 20 % voire, dans certains cas, les 30 %.
Ce sous-développement socio-économique explique tout, dirait Karl Marx. Et il aurait raison pour une fois. Une scission de la Belgique et l’arrêt de la solidarité signifieraient une baisse d’environ 10 % du pouvoir d’achat du Wallon moyen, selon les calculs d’économistes. La Flandre, qui n’a connu la fin de la pauvreté que depuis une génération et qui baigne aujourd’hui dans la prospérité, a une peur panique de perdre à nouveau cette nouvelle richesse. La région est tombée dans la culture du «contentement» : ce n’est pas le besoin de davantage de bien-être qui prime, mais la crainte de perdre à nouveau ce bien-être nouvellement acquis. D’où le repli sur soi du Flamand peureux dans son petit village qu’il a construit de ses propres mains avec les pierres de la ferme familiale de ses grands-parents ; il se méfie de ses voisins francophones qui, d’après lui, coûtent trop chers en solidarité, et il pense que tout cela s’arrangera quand il sera «chez lui».
Ce complexe d’infériorité est profondément ancré : durant des siècles, la Flandre a toujours été occupée. C’est ce qui explique le côté anarchiste des Flamands, qui se méfient de toute forme d’autorité et dont la volonté de payer le moins d’impôts possible est érigée en sport national. De même, parce qu’ils ont toujours dû se battre par rapport à une bourgeoisie majoritairement francophone, la nouvelle génération de Flamands est paniquée quand des francophones réclament le droit de parler français sur leur territoire. Les Flamands sont toujours des paysans dans leur état de pensée, des Flandriens qui continuent à travailler dur et avec obstination contre le «vent du plat pays». Ce n’est qu’avec la dernière génération que l’on a vu s’y ajouter quelques nouveaux citadins flamands, plus ouverts et moins méfiants vis-à-vis du monde qui les entoure. Si vous respectez cette mentalité flamande, vous ne rencontrerez que des gens plus chaleureux, charmants et amicaux, hospitaliers, profiteurs de la vie avec de meilleurs restaurants étoilés qu’en France. Mais si vous touchez à cette mentalité flamande, à ce si précieux bien-être acquis au prix de durs sacrifices et durant tant de temps, alors le lion flamand se montrera obstiné, étriqué et de mauvaise foi.
(Yves Desmet rédacteur en chef politique de De Morgen).
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